Les valeurs de pH, les concentrations de phosphore total (PT), de carbone organique dissous (COD), de solides en suspension (SS, un indice de la turbidité), les pressions partielles de CO2 et de CH4 (à des fins de comparaison, globalement dans l'atmosphère, les valeurs sont de 380 ppmv en CO2 et 1.7 ppmv en CH4), ainsi que les estimations de flux de CO2 entre l'eau et l'atmosphère sont présentées dans le tableau suivant, résumant les principales caractéristiques de l'eau des mares à l'Île Bylot, telles que mesurées en 2007.
Les mares au centre et en périphérie des polygones présentent certaines similitudes, mais surtout plusieurs différences notables. Les deux types de mares sont relativement riches en nutriments et présentent une grande activité biologique par comparaison à l'ensemble des lacs arctiques de la région : on estime qu'ils sont 10 à 50 fois plus actifs l'été. Les mares au centre des polygones ont un pH plutôt basique, dû à la forte activité photosynthétique des tapis de cyanobactéries (épaisses accumulations d'algues au fond des mares, pouvant alimenter le zooplancton). On remarque par ailleurs que les mares en périphérie des polygones sont plus turbides et présentent une plus grande quantité de phosphore et de carbone organique dissous. De plus, le carbone organique dissous de ces mares est beaucoup plus coloré (données non présentées dans le tableau) ce qui réduit grandement la quantité de lumière qui atteint le fond, et conséquemment l'activité photosynthétique des algues et la température de l'eau. Cette disparité entre les deux types de mares s'explique par le fait que les mares en périphérie se retrouvent dans un milieu où les processus d'érosion sont beaucoup plus actifs, expliquant la plus grande turbidité provenant de la fonte du sol tourbeux et le carbone dissous plus coloré.
Les deux types de mares sont supersaturées en CH4 c'est-à-dire que la concentration est plus élevée dans l'eau que dans l'air. Ceci est dû à la respiration microbienne, en particulier celle qui se produit au fond des mares, là où l'oxygène se fait rare. Les mares en périphérie sont aussi la plupart du temps supersaturées en CO2 ce qui est aussi dû à la respiration microbienne, mais cette fois en présence d'oxygène. Cependant, les mares au centre des polygones sont sous-saturées en CO2 c'est-à-dire que la concentration est inférieure à celle de l'air ambiant. Cette sous-saturation est causée par la forte activité photosynthétique des tapis de cyanobactéries (voir La vie microbienne plus bas) qui puisent le CO2 de la même manière que les plantes et les arbres. Un autre phénomène existe et peut également générer du CO2 dans l'eau : la photolyse du carbone organique dissous (voir plus bas), un processus non biologique et uniquement causé par le rayonnement solaire (en particulier les rayons ultraviolets) qui décompose les molécules complexes en plus petites molécules, dont le CO2.
La question qui s'impose alors est la suivante : ces mares de fonte sont-elles des puits ou des sources de GES? Et quelle est la source du carbone utilisé par les microbes qui produisent des GES? Les implications pour le climat seront toutes autres si le carbone provient du vieux pool autrefois stocké dans la toundra, versus s'il vient du carbone récemment fixé par les plantes dans le bassin versant.
Comme il a été mentionné auparavant, il y a deux sources de CO2: la respiration microbienne (qui génère directement du CO2 ou d'abord du CH4, qui peut ensuite être oxydé en CO2), et la photolyse du carbone organique dissous. Il y a également deux puits de CO2: la photosynthèse qui transforme le CO2 en oxygène, et la méthanotrophie qui oxyde le CH4 en CO2. La concentration d'un gaz à un moment donné résultera du bilan entre les gains et les pertes du gaz en question. Lorsqu'un gaz est en excès dans la masse d'eau, il a tendance à vouloir s'équilibrer avec l'air au-dessus (par diffusion), ce qui génère un flux positif vers l'atmosphère (valeurs de flux positif dans le tableau précédent), et vice versa. Les flux sont toutefois fortement accélérés par le vent : lorsque celui-ci souffle au-dessus des mares il cause de la turbulence et le mélange de l'eau. Plus la vitesse du vent est élevée, plus les flux seront élevés. On peut mesurer les flux de GES à l'aide d'une chambre flottante branchée sur un analyseur de gaz par infrarouge.
Ainsi, les résultats suggèrent que les mares au centre des polygones sont des puits de CO2, mais elles demeurent des sources de CH4, alors que les mares en périphérie sont à la fois des sources de CO2 et de CH4.
Toutefois, selon les caractéristiques biologiques spécifiques à certaines mares (par exemple les organismes qui composent la communauté microbienne et algale d'une mare et qui dépendent des propriétés physicochimiques), on peut observer une inversion dans les flux de CO2 à l'intérieur d'une même journée. C'est ce qu'on a pu observer dans une mare en périphérie colonisée par des plantes aquatiques au lieu de tapis de cyanobactéries: l'activité photosynthétique et la respiration microbienne influencent la concentration des gaz suivant un cycle diurne (voir la figure ci-dessous). Même s'il arrive qu'il y ait sous-saturation en CO2 (en fin de journée, lorsque la courbe franchit la barre pointillée correspondant approximativement à la saturation de l'eau en CO2), la plupart du temps la mare est super-saturée et demeure globalement une source de carbone pour l'atmosphère. On peut observer en parallèle les fluctuations de la concentration en oxygène dissous dans l'eau, résultat de l'activité des plantes aquatiques.
La vie microbienne
Les mares de l'Île Bylot foisonnent de vie microbienne. Ces microbes, mesurant 1 à 100 micromètres environ (1 micromètre = 1 millième de millimètre), ont été identifiés par des approches en biologie moléculaire et en microscopie. En voici quelques exemples, vus au microscope:
Les mares de fonte asséchées et leurs tapis orangés de cyanobactéries avec la rivière glacière à gauche et la couche de tourbe qui s'érode. Gros plan d'une poignée de tapis cyanobactérien. |
Les mares offrent des habitats relativement accueillants pour les microorganismes très primitifs, tels les Bactéries et les Archées, et à d'autres plus évolués, tels les algues vertes et dorées (incluant par exemple les diatomées). Parmi les Archées, on trouve les méthanogènes (microorganismes responsables de la production du CH4), alors que parmi les Bactéries, on trouve les méthanotrophes (responsables de la consommation du CH4) ainsi que les cyanobactéries. Ces dernières forment les tapis au fond des mares et sont responsables d'une grande activité photosynthétique. À la surface des tapis elles apparaissent orangées, de par la présence de pigments photoprotecteurs (les caroténoïdes), alors qu'en dessous elles sont vertes. Ces microorganismes ont besoin d'eau, de lumière, de nutriments et d'une source de carbone pour respirer et faire la photosynthèse, mais elles sont très résistantes; lorsque le milieu s'assèche, leur activité est tout simplement bloquée jusqu'au moment où les conditions favorables soient retrouvées. La composition des assemblages microbiens dans les mares peut influencer l'équilibre entre les processus qui génèrent des gaz à effet de serre et les processus qui les consomment.
La photolyse du carbone organique
La photolyse est un processus de décomposition chimique par la lumière du carbone organique dissous en molécules plus petites (incluant le CO2). Par conséquent, la photolyse est plus importante dans les mares de fonte peu profondes, à faible turbidité, car elles sont plus exposées au soleil. Le coefficient d'absorption de la lumière par l'eau à une longueur d'onde de 320 nm (1 nm = 1 millième de micromètre), nommé a320, est utilisé pour quantifier la fraction colorée du carbone organique dissous (celle qui est décomposée par la lumière). La photolyse se mesure à l'aide d'un spectrophotomètre, en suivant la diminution de a320 au cours du temps à mesure que l'action du soleil se fait sentir.
Des échantillons d'eau prélevés dans une mare en juillet 2007 ont été filtrés afin d'éliminer les microorganismes et n'observer que l'effet de la lumière. Ces échantillons ont ensuite été exposés à la lumière ou à l'obscurité (conditions de contrôle) avant de passer sous le spectrophotomètre. Les résultats de ces mesures illustrent comment la dégradation des molécules de matière organique sous l'effet de la lumière se traduit par l'affaiblissement de la couleur de l'eau. On suppose qu'une partie des molécules qui procuraient à l'eau la couleur sont transformées en CO2, contribuant ainsi à la production de gaz à effet de serre. Cette fraction est encore inconnue. Les molécules phototransformées restantes sont scindées en plus petites molécules que les microorganismes peuvent utiliser plus facilement (molécules plus labiles). Ainsi, un effet indirect de la photolyse du carbone organique dissous est de stimuler l'activité microbienne qui libère une partie du carbone par leur respiration.
Mares arctiques | Enjeu climatique |